1. Approche et démarche scientifique d’ensemble
Le Stromboli est un des volcans basaltiques les plus instrumentés au monde et un exemple de référence pour les dynamismes éruptifs de type explosif. Son étude mobilise une large communauté scientifique, principalement en Italie mais aussi en France et dans d’autres pays. A l’ISTO, les recherches sur le Stromboli ont débuté avec la thèse de Doctorat d’Ida Di Carlo (2004). Elles ont reposé sur des expérimentations haute température haute pression effectuées pour simuler le fonctionnement du volcan. Leur réalisation a demandé la résolution de plusieurs difficultés liées à la nature des magmas basaltiques du Stromboli (présence de fer et de constituants volatils, nécessité de travailler à haute température et en conditions rédox contrôlées et de tremper les charges expérimentales). Par ailleurs, l’interprétation des expériences s’est appuyée sur une connaissance détaillée des caractéristiques minéralogiques et pétrologiques des échantillons naturels, en relation avec les dynamismes éruptifs caractéristiques du volcan. Avec le temps, cette connaissance des produits naturels s’est progressivement approfondie. Elle s’est diversifiée avec l’arrivée de nouveaux appareils et méthodes de caractérisation à l’ISTO. Elle s’enrichit de collaborations régulières avec des spécialistes de la volcanologie et de la pétrologie du Stromboli et intègre les apports nouveaux des autres équipes travaillant sur le volcan.
2. Résultats principaux obtenus à l’ISTO
Conditions d’évolution, source et origine des magmas impliqués dans les éruptions paroxysmales
Les éruptions paroxysmales du Stromboli, quoique peu fréquentes, posent un problème aigu pour la surveillance car elles mettent en jeu des volumes et des énergies très supérieures à celles de l’activité explosive normale et sont donc génératrices de risques majeurs [Fig. 1]. On sait maintenant que ces éruptions sont nourries par l’arrivée, dans la partie superficielle du volcan, de magmas basaltiques particuliers, chauds, riches en volatils et pauvres en phénocristaux (magmas « LP »). Ces magmas sont parents de magmas basaltiques plus froids, moins riches en volatils (dégazés) et riches en phénocristaux (magmas « HP ») qui sont présents dans la partie sommitale [Fig. 2]. Les magmas LP jouent donc un rôle clé dans la recharge du système d’alimentation et ils sont, au moins en partie, responsables de dynamismes éruptifs particuliers. Il était donc important de préciser leurs conditions d’évolution, ainsi que la profondeur de leur zone source et leur origine.
Fig. 1 : L’éruption paroxysmale du Stromboli, Août 2019.
Ces objectifs ont été pour l’essentiel atteints avec les résultats de la thèse d’Ida Di Carlo ([1, 2]). Les expérimentations réalisées ont été les premières à simuler les conditions d’évolution des magmas LP. La combinaison entre les données expérimentales et les produits naturels (principalement phénocristaux et inclusions vitreuses) a fourni une détermination précise des paramètres pré-éruptifs (pression, température, fO2, teneurs en H2O et CO2 dissouts) des magmas LP ([2, 3]). Ceux-ci proviennent d’une zone source localisée à 8-10 km de profondeur dans la croûte de l’arc éolien [Fig. 3]. On a pu montrer que ces magmas basaltiques relativement primitifs sont produits par un processus d’hybridization de liquides primaires d’origine mantellique (interaction avec des roches gabbroïques interprétées comme des réservoirs magmatiques fossiles) lors de leur ascension dans la croûte ([3]).
Caractéristiques minéralogiques, pétrologiques et géochimiques des ponces basaltiques
Les magmas LP moteurs des éruptions paroxysmales fournissent des ponces basaltiques hétérogènes car généralement mélangées avec le composant magmatique de type HP [Fig. 2]. L’ISTO a connu plusieurs étapes d’étude de ces ponces. La première a été focalisée sur un échantillon particulièrement primitif (celui utilisé dans les expérimentations) dont les caractéristiques minéralogiques, pétrologiques et géochimiques ont été déterminées en détail ([4]). La seconde, de plus grande ampleur, a fait suite aux deux paroxysmes intervenus en 2019. Ces événements ont motivé le besoin de comparaisons systématiques entre les ponces des différents paroxysmes, ce qui a donné lieu à une publication de synthèse ([10]).
Fig. 2: Produits éruptifs du Stromboli. Photo de gauche: ponce claire (« biondo ») typique du magma LP; Photo du milieu: scorie sombre (« bruno ») typique du magma HP; Photo de droite: mélange entre les deux types de magmas, LP (partie claire) et HP (partie sombre).
Ces différentes études ont permis de constituer une base de données pour les ponces basaltiques du Stromboli. Les principaux cristaux (clinopyroxène, olivine, plagioclase) présentent une grande diversité de textures et leurs compositions sont très variables ([10]). Les analyses des éléments majeurs à la microsonde électronique revèlent la présence d’un premier groupe de xénocristaux (clinopyroxènes et olivines riches en Mg) hérités des liquides mantelliques parents des magmas LP ([4]). L’assemblage de phases comprend aussi un second groupe de phénocristaux de clinopyroxènes et d’olivines en équilibre avec le verre interstitiel et donc marqueurs de la cristallisation partielle des magmas LP [Fig. 4]. Au cours des éruptions paroxysmales, ces derniers peuvent incorporer des phases minérales dérivées des magmas HP, clinopyroxènes et olivines de compositions évoluées (riches en Fe), ainsi que le plagioclase qui peut être présent en quantité importante dans les échantillons témoins de mélanges LP-HP. La paragenèse minérale des ponces est donc particulièrement complexe ([10]) et l’acquisition de données d’éléments traces sur les phases minérales, débutée en 2022, fournit des contraintes supplémentaires pour faire la distinction entre les différents types de cristaux et leur origine.
Le verre de matrice des ponces basaltiques (en dehors des zones affectées par le mélange avec les magmas HP) a une composition de K-basalte et il est dépourvu de microlites. Dans le détail, ces verres de matrice montrent des variations de composition de faible ampleur mais systématiques entre les différentes ponces et éruptions étudiées ([10]). La matrice se signale par une vésicularité élevée (autour de 75%), pratiquement constante d’une ponce et d’une éruption à l’autre. Toutefois, les paramètres texturaux des vésicules (taille, diamètre, …) déterminées par tomographie RX sur rayonnement synchrotron, montrent des variations systématiques qui ont pu être interprétées en termes d’énergie mise en jeu lors des éruptions ([10]).
Ascension des magmas
Parmi les différents modèles proposés pour l’origine des éruptions paroxysmales, celui basé sur l’arrivée de magmas LP dans la partie sommitale du volcan offre les perspectives les plus prometteuses. Le système d’alimentation du Stromboli se caractérisant par une structure essentiellement à deux étages [Fig. 3], les mécanismes et durées d’ascension des magmas LP depuis leur zone source en profondeur sont d’une importance cruciale pour la surveillance car ils déterminent l’intervalle de temps pour l’émission de signaux d’alerte dans le cas d’une éruption paroxysmale.
Fig. 3 : Repésentation du système d’alimentation du Stromboli montrant sa structure à deux niveau, superficiel et profond et de la distribution des principaux magmas, LP et HP.
L’étude des mécanismes d’ascension des magmas LP a été initiée lors du projet INGV Paroxysm (2010) auquel l’ISTO a participé. Les premières expériences en décompression ont été réalisées sur la base des méthodologies mises au point précédemment pour les magmas LP ([1, 2, 3]). Ces expériences se sont tout d’abord intéressées aux mécanismes d’interaction entre phases minérales des magmas HP (plagioclase, olivine) et le magma LP afin de mieux comprendre certaines textures caractéristiques des interactions HP-LP et de contraindre les échelles de temps associées ([10]). Par la suite, un programme de simulation de la vésiculation des magmas LP lors de leur décompression a été mis en place ([6, 7, 8]).
Ces expériences de décompression ont été réalisées sous différentes températures, pressions initiales et finales, taux de décompression (ou vitesse d’ascension) et teneurs en volatils (H2O et CO2) dissouts dans le liquide de composition LP. A une exception près, les charges expérimentales n’ont pas montré de cristallisation associée à la décompression. Ce comportement s’explique par l’évolution thermique, isotherme ou quasi-isotherme (adiabatique), suivie au cours des décompressions. Pour qu’une cristallisation puisse intervenir, il est nécessaire que le trajet pression-température lors de la décompression franchisse le liquidus ce qui nécessite une baisse de température de plusieurs dizaines de degrés pour le magma LP. Ce résultat montre que c’est l’évolution thermique des magmas LP qui conditionne leur cristallisation éventuelle lors de leur ascension depuis leur zone source.
Un autre résultat d’importance majeure de ces expériences de décompression a été la mise en évidence d’un comportement inattendu et hors d’équilibre du CO2 lors du dégazage ([5]). Ce comportement, confirmé par les expérimentations ultérieures ([6, 7, 8]) et dont on trouve la trace dans
ces l’analyse des concentrations en volatils des inclusions vitreuses, a des conséquences d’importance majeure pour l’interprétation de la composition des gaz volcaniques et de leurs variations ([9]).
Les expériences de décompression ont abouti à des premières calibrations des échelles de temps des interactions entre les magmas LP et HP. Les réactions minérales impliquant les plagioclases indiquent des durées d’interaction de quelques heures avant le déclenchement de l’éruption paroxysmale ([10]). Celles impliquant les olivines demandent des études supplémentaires ([Fig. 5], voir ci-dessous). Néanmoins, on obtient globalement des durées d’interaction similaires, de quelques heures pour les réactions minérales observées ([10]).
Les calibrations obtenues pour les processus de vésiculation associés à la décompression (densité numérique de bulles, diamètre moyen de la population de bulles) ont été appliquées aux populations de vésicules analysées dans les ponces des éruptions paroxysmales (voir ci-dessus). Elles fournissent des vitesses de 1-2 m/s pour l’ascension des magmas LP depuis leur zone source, ce qui correspond à des durées de 90 mn environ pour l’ascension des magmas précurseurs des éruptions paroxysmales ([10]).
3. Travaux en cours et prévus en 2024
Dynamique de cristallisation du clinopyroxène
Le clinopyroxène est une phase d’importance clé dans la paragénèse minérale du Stromboli et il fait actuellement l’objet de nombreuses études. Parmi ses différentes caractéristiques texturales, il montre fréquemment des zonations en secteur [Fig. 4]. Ces textures sont particulièrement bien observées dans les clinopyroxènes des ponces basaltiques (magmas LP) mais on les rencontre aussi dans les produits de cristallisation des magmas HP. Les modèles théoriques de dynamique de cristallisation suggèrent que des taux de surfusion (ΔT) de l’ordre de quelques dizaines de degrés sont nécessaires pour obtenir ce type de zonations. Des expériences de la littérature récente sur une composition basaltique du Stromboli confirment cette gamme de valeurs de ΔT. Toutefois, les clinopyroxènes de ces expériences sont des augites alors que ceux typiques des magmas LP sont des diopsides. Des expérimentations supplémentaires sont donc nécessaires. Elles sont actuellement menées à l’ISTO dans le cadre de la thèse de Doctorat de F. Colle (Universités de Pisa et Parma, Italie). L’objectif est de déterminer précisément les valeurs de ΔT nécessaires au développement de zonations en secteur dans les diopsides des magmas LP. Cette information permettra de contraindre l’évolution thermique lors de l’ascension des magmas depuis leur zone source (voir ci-dessus).
Personnel ISTO impliqué : J. Andujar, I. Di Carlo, M. Pichavant
Financement : Labex Voltaire (projet Stromboli)
Collaborations : F. Colle, M. Masotta (Université de Pisa), M. Pompilio (INGV, Pisa)
Fig. 4 : Cristal de clinopyroxène riche en diopside présentant une zonation en secteur, produit de cristallisation du magma LP émis lors de l’éruption paroxysmale d’Août 2019.
Composition de la phase gazeuse des ponces naturelles et dans les charges expérimentales
La dynamique éruptive des volcans basaltiques est déterminée par le comportement des constituants volatils (H2O, CO2, S, Cl, F, …). Les mécanismes d’incorporation de ces constituants dans les silicates fondus et leur exsolution lors de la vésiculation sont des questions scientifiques d’importance générale. La géochimie des gaz est un outil puissant pour détecter les changements de régime éruptif comme par exemple au Stromboli les transitions entre le dégazage passif et les explosions lors de l’activité normale. Toutefois, seule la fraction gazeuse physiquement séparée du magma est à l’heure actuelle analysée. De façon analogue, dans les expérimentations, il est possible de contraindre la composition de la phase gazeuse globalement exsolvée du liquide silicaté. Or, les comportements hors d’équilibre mis en évidence pour certains constituants (CO2, voir ci-dessus) soulignent l’importance de la cinétique de dégazage et des processus locaux à l’interface entre liquide silicaté et bulle de gaz ([9]). Il est donc important de pouvoir accéder à l’analyse individuelle des bulles de gaz exsolvées. Cet objectif nécessite des développements analytiques actuellement en cours de mise au point à l’ISTO et qui demandent à être quantifiés et calibrés. Il est envisagé d’appliquer dans un premier temps la méthodologie à l’analyse de H2O et CO2 dans les bulles de gaz des ponces basaltiques du Stromboli. Dans un deuxième temps, les bulles des charges expérimentales vésiculées lors les expériences de décompression seront analysées. Les résultats fourniront un test direct du mécanisme de dégazage, le rapport v = H2O/CO2 permettant de faire la distinction entre un comportement à l’équilibre (v >> 1, c’est-à-dire conforme aux modèles thermodynamiques liquide-gaz) et hors d’équilibre (v ~ 1).
Personnel ISTO impliqué : I. Di Carlo, M. Moreira, M. Pichavant, R. Sauvalle, B. Scaillet
Financement : Labex Voltaire (projet Stromboli)
Collaborations : M. Pompilio (INGV, Pisa)
Concentrations résiduelles en volatils dans les verres des ponces naturelles
Les concentrations en volatils des verres naturels et leurs variations pendant l’ascension et la décompression permettent la construction de modèles de dégazage des magmas. Au Stromboli, les données des inclusions vitreuses et les expérimentations en présence de fluides à proximité du liquidus ([3]) ont fourni des déterminations précises des concentrations en volatils (principalement H2O et CO2 mais également les espèces soufrées et Cl) dissouts dans les liquides LP au niveau de leur zone source, représentatives des conditions initiales de l’ascension. Quant aux conditions finales (résiduelles suite au dégazage), elles peuvent être déterminées par l’analyse des verres de matrice des ponces émises lors des éruptions paroxysmales. Toutefois, cette information est difficile à obtenir principalement à cause des textures et de l’abondance de bulles dans les ponces basaltiques qui rendent la préparation des échantillons délicate. Néanmoins, quelques données existent dans la littérature et, plus récemment, les verres de ponces provenant de trois éruptions différentes ont été analysées par sonde ionique. Les concentrations en H2O dissoute ont pu être déterminées mais la préparation des échantillons n’a pas permis la mesure du CO2 dissout ([10]). Nous avons repris cette question en développant un protocole expérimental original de « densification » des verres de matrice des ponces. Les échantillons de ponces sont, après séparation des clinopyroxènes et des olivines, broyés à différentes granulométries (de façon à « ouvrir » les vésicules) et recuits à haute température et haute pression sans addition de volatils autres que ceux initialement présents dans la fraction vitreuse. Ce protocole fournit des verres quasiment dépourvus de bulles de gaz qui peuvent ensuite être analysés. Les concentrations en H2O déterminées par microspectrométrie IR sont assez nettement différentes (inférieures d’environ 50%) de celles obtenues à la sonde ionique. Les concentrations en CO2 résiduelles n’ont pas pu être déterminées car elles sont inférieures au seuil de détection (quelques dizaines de ppm) et des analyses complémentaires (par sonde ionique ?) semblent nécessaires.
Personnel ISTO impliqué : J. Andujar, I. Di Carlo, M. Pichavant, E. Rose-Koga, B. Scaillet
Financement : Labex Voltaire (projet Stromboli)
Collaborations : M. Pompilio (INGV, Pisa)
Textures réactionnelles des olivines et échelles de temps associées
Les olivines des produits du Stromboli sont connues pour être texturalement très variables. Cette variabilité a plusieurs explications. Tout d’abord, les conditions de cristallisation de l’olivine dans les magmas LP et HP sont très différentes. Ensuite, les processus de recharge et de mélange entre les deux types de magmas induisent des transformations minéralogiques des cristaux. Plus particulièrement, le transfert des olivines ferrifères du magma HP vers le magma LP produit des textures caractéristiques, [Fig. 5], systématiques et largement répandues dans les produits éruptifs ([10]). L’étude des mécanismes réactionnels à l’origine de ces textures peut fournir des contraintes sur les temps d’incubation des éruptions paroxysmales. Dans une première phase, ces textures ont été reproduites quasiment à l’identique dans les expériences de décompression. L’étude des charges expérimentales a souligné l’originalité et la complexité de ces textures. Plusieurs mécanismes réactionnels ont été identifiés, processus diffusifs dans le liquide et le cristal, formation d’inclusions vitreuses de compositions particulières, cristallisation d’oxydes de fer ([10]). Toutefois, le niveau de compréhension n’est pas encore suffisant pour exploiter ces textures comme sources d’informations temporelles précises. Des expériences complémentaires, plus systématiques, dans des conditions expérimentales plus étroitement contrôlées (notamment en pression) et mieux définies sur le plan géométrique s’avèrent nécessaires. Ce volet expérimental pourrait être poursuivi à l’occasion du séjour sabbatique de T. Shea prévu à l’ISTO en 2024-2025.
Personnel ISTO impliqué : I. Di Carlo, M. Pichavant
Financement : Labex Voltaire (projet Stromboli)
Collaborations : T. Shea, (Univ. Hawaii), M. Pompilio (INGV, Pisa)